Abidjan. Deux hommes en posture de combat en bordure de l’autoroute, entre Yopougon et Adjame, un matin du mois de mars. L’un est passager d’un minicar de transport en commun. Il jure qu’il ne quittera pas les lieux sans la monnaie que lui doit son adversaire pour le prix du trajet.
L’autre est un « apprenti », terme consacré à Abidjan pour désigner l’assistant du conducteur de minicar. Muscles saillants, il agite les bras et tend les mains pour convaincre quiconque qu’il ne dispose pas de quoi contenter son rival.
« Il va falloir continuer le trajet avec moi jusqu’à Adjamé-liberté. Là -bas, on trouvera une solution », tempête-t-il.
Trouver la monnaie exacte est la source d’un calvaire pour les usagers dans le milieu du transport urbain à Abidjan. Au mieux, le voyageur se retrouve mis en attente une fois à destination, entre deux courses de l’apprenti en quête de petites espèces sonnantes. Au pire, les choses virent à des violences verbales ou physiques.
La crainte de s’exposer à des paroles désobligeantes de l’apprenti en ajoute au stress des voyageurs déjà frustrés par l’absence de confort à bord des gbakas et autres taxis.
« C’est triste d’entendre un gamin qui n’a même pas l’âge de votre dernier enfant vous lancer des phrases désinvoltes, à la limite de l’injure, rien qu’a cause de pièces de 100 ou 50 FCFA», déplore une femme débarquée en pleine chaussée et qui voit dans les services de transport en commun une illustration de la désorganisation de la vie.
Les plus « pressés » se résignent à « oublier » ce que leur doit le transporteur après une évaluation du préjudice que pourrait leur causer un retard.
Arnaque et mauvaise foi
La hantise des désagréments liés à cette situation chez les voyageurs a ouvert la porte à des pratiques d’individus prêts à tirer profit de la moindre situation de détresse. Comme ce jeune homme qui, un matin s’est présenté à des passagers d’un gbaka, à la gare d’Adjame-220 Logements, prétendant vouloir leur rendre service en vue de surmonter problème de manque d’espèces.
«Remettez-moi vos billets pour qu’on trouve de la monnaie en attendant le départ du véhicule », a-t-il lancé.
Plusieurs personnes ayant occupé une place à bord du minicar se sont exécutés sans prendre soin de vérifier l’identité du bienfaiteur occasionnel. Elles avaient tous cru avoir affaire à l’apprenti, jusqu’a ce qu’elles se rendent compte qu’elles ont été bonnement grugées. Le commissionnaire a en effet disparu dans la foule, emportant avec lui un pactole de plus de 20 000 FCFA, selon le décompte établi par ses victimes.
D’autres, notamment des commerçantes, ont opté pour une astuce non moins critiquable: la « vente » de la petite monnaie. Le procédé consiste à libérer des jetons et petites coupures de billet de banque pour n’importe lequel des clients qui accepte d’acheter un article.
Trafic de monnaie
Reconnaissables par des sacs en bandoulière où crissent des pièces de monnaie en quantité inestimable, elles bradent des paquets de mouchoir jetables à 100 FCFA à l’unité. A Adjame, à Treichville gare de Bassam ou encore à Cocody à l’époque de la gare des taxis au carrefour St Jean, tout passant peut obtenir la monnaie d’un billet de 2000, 5000 ou 10 000 FCFA. Elles sont passées depuis quelques temps à une autre trouvaille en vendant des paquets de chewing-gum, toujours sous le prétexte de « casser » les gros billets de banque.
Mariam A. l’une d’entre elle, explique que « la marge de bénéfice dans la vente des packs de chewing-gum est plus élevée » mais reste muette sur sa source d’approvisionnement en petite monnaie.
« Bouffer du chewing-gum en début de journée. Il faut le faire, tant l’équation face à la rareté de la monnaie est complexe pour nous », plaisante un voyageur.
A tous les coups, ils y voient une complicité des gbakas dans ce trafic. Car il n’est pas rare de voir des apprentis soulever le problème de monnaie alors même qu’ils en ont suffisamment en poche. De là à croire que chauffeurs et apprentis approvisionnent en jetons ces petites vendeuses...
A Yopougon Gare-sable, à la tombée de la nuit, une station-service très fréquentée sert de point de ralliement de réseau consacré à l’échange de billets contre des jetons. Un système bien huilé. « Ce n’est pas tant un trafic comme vous le croyez. En fin de service, nous libérons les jetons qui nous fatiguent dans notre comptabilité », commente un apprenti assis devant une pile de jetons. Toutefois, poursuit-il, une petite partie est réservée pour celui qui prend la relève.
« Dans tous les cas, nous n’échangeons pas la monnaie avec n’importe qui. Outre les affinités avec des adolescentes et de « petits cadeaux » qu’elles peuvent vous offrir, il y a un risque », laisse entendre un apprenti.
Le risque? Un pompiste à la station Shell d’Adjamé nous confie qu’il tient dans de faux billets qui circulent et que des détenteurs tentent d’écouler en cherchant la monnaie. « A partir d’une certaine heure, je refuse les billets de 5000 et 10 000. Je ne suis pas la seule d’ailleurs », prévient-il.
Que disent les textes sur cette pratique ?
Dr Narcisse Komenan, enseignant à l’Université d’Abidjan-Cocody explique que la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) dispose d’indicateurs à partir desquels elle injecte dans le circuit une quantité déterminée de petite monnaie. Mais des acteurs sur les marchés suscitent une rareté des jetons de sorte à en faire un objet de commerce.
« Ce phénomène est un trafic de la monnaie au noir qu’on ne doit pas forcément analyser sous l’angle d’un délit. On peut reprocher aux acteurs de faire de la confiscation de la petite monnaie, mais dans le même temps rien n’oblige un usager à dépenser la petite monnaie qu’il possède », souligne-t-il.
Les transporteurs ne sont pas les seuls affectés par cette situation. La direction du pont Henri Konan Bédié à Abidjan a décidé depuis le 17 novembre 2015 de ne plus accepter les billets de 5000 et 10 000 FCFA aux guichets du péage. Elle s’est trouvée en rupture de jetons, vu la forte demande auprès de la BCEAO qui lui sert de fournisseur, selon les explications de Jean François Doreau, Directeur d’exploitation. « Des clients profitaient du pont pour venir avec des billets de 5000 et 10 000 FCFA pour faire de la monnaie », a-t-il déploré.
Le Fonds d’entretien routier (FER) a adopté le même principe quelques jours plus tard, excluant les gros billets au péage sur l’autoroute du Nord.
A ce rythme, c’est toute la chaîne du système de transport et de la mobilité qui risque de se voir affecté avec toutes les conséquences qui vont en découler.
L’avènement de la monnaie électronique constitue une voie royale pour éviter tous les inconvénients liés à la liquidité, même si le taux de bancarisation encore très faible dans la population constitue un obstacle majeur. Aujourd’hui, le paiement par système électronique a réussi une percée dans les stations-services et d’autres points de l’activité commerciale. On est cependant encore loin de l’utilisation de la carte de crédit avec l’apprenti de gbaka ou le chauffeur de taxi.
Célestin KOUADIO
c.kouadio@acturoutes.info